
Je rentre de vacances sur la côte Atlantique et prends le temps d’écrire – avant de me replonger dans les nombreux projets de la rentrée – quelques lignes sur Transparence, un roman d’anticipation qui place la collecte et l’usage des données personnelles au cœur d’une vision très particulière de notre monde en 2068.
Malheureusement, malgré quelques rebondissements savoureux, l’histoire est assez peu intéressante et une grande partie du livre est dédiée à critiquer de manière peu subtile la société actuelle. Mais j’ai trouvé cette critique parfois très juste, et la vision proposée a certainement de quoi nous faire réfléchir.
Publié il y a plus de 2 ans déjà, le roman nous projette à la fin des années 2060, moment où Cassandre, une ingénieure française qui a fait fortune avec une première société (“Transparence”, sorte de Tinder en puissance qui carbure aux données personnelles, permettant à coup sûr de trouver l’âme soeur) s’apprête à lancer une seconde société (“Endless”, projet d’immortalité qui consiste à transplanter l’âme humaine dans une enveloppe corporelle artificielle) et à racheter Google par la même occasion.
Racheter Google?
Oui, car le projet Endless est révolutionnaire à divers niveaux :
- chaque individu ayant émis suffisamment de données personnelles et répondant à un certain nombre de principes moraux est éligible à Endless, lui permettant de renaître sous forme de clone immortel juste après sa mort biologique. Ce clone est en tout point identique à l’individu original (personnalité, apparence, souvenirs…) sans pour autant vieillir, étant donc éternel, en prenant la forme d’un âge choisi à l’avance ;
- tous les autres, non-eligibles à Endless, mourront – comme nous aujourd’hui – et ne pourront contribuer à la pérennité de l’espèce humaine qu’en procréant et en transmettant aux générations futures ;
- l’annonce de Endless change radicalement la vision du monde : les hommes n’auront plus besoin de se nourrir (ciao l’agriculture, au revoir les arts culinaires), de dormir (bye bye la literie, l’arrêt des activités humaines de nuit…), de se soigner (auf wiedersehen la médecine, la recherche pharmaceutique, les lunettes…) ce qui change fondamentalement les notions de travail, de loisir, de progrès ou les rythmes biologiques ;
- tous voudront devenir rapidement et manifestement éthiques dans leur quête d’immortalité (en réalité, l’algorithme déterminera que seul 2/3 de l’humanité sera éligible) en se conformant aux règles édictées par la société Endless et sa dirigeante française transhumaniste.
Cette innovation technologique donne immédiatement un pouvoir extraordinaire à Cassandre, lui permettant de racheter Google (qui aura créé son propre Etat d’ici 2068) ainsi que sa quantité astronomique de données personnelles.
Comment ? En prenant des positions à la baisse sur les marchés, juste avant l’annonce de Endless, sur de nombreux secteurs qui ne pouvaient que s’effondrer à l’annonce de ce nouveau monde :
“L’énergie, l’alimentation, l’habillement, l’eau, le traitement des déchets, les entreprises de sanitaire [et beaucoup d’autres] soit, comme vous vous pouvez en juger, une partie de l’économie […]. Nous avions évidemment conscience de commettre un monumental délit d’initié, écrit Cassandre, mais nous avons fait le pari que personne n’aurait le courage de nous le reprocher. Pas même Google, que nous allions bientôt racheter […] et je ne voyais pas ce qui pourrait nous en empêcher si l’on prenait en compte la masse de capitaux que nous allions mobiliser.” (p. 17)
La suite des événements donne raison à Cassandre, qui, née d’un père écrivain qui a éveillé son esprit critique s’est toujours investie d’une mission de faire sortie l’humanité de l’idolâtrie consumériste qui ruinait la planète. Sans oublier de prendre un pouvoir démesuré, preuve que Cassandre n’est ni philanthrope, ni anticapitaliste !
Alors que sa vie personnelle perd en saveurs, la réussite de son grand dessein l’amène à rencontrer le PDG de Google (qui remet sa démission à sa nouvelle supérieure), la Présidente des Etats-Unis (qui découvre sans surprise qu’elle est non-éligible à Endless), celui de la France (qui s’en soucie peu) ou avec le Pape (qui lui propose un rôle de direction au sein de l’Eglise).
Les principes d’éligibilité à Endless se veulent effectivement vertueux, très proches des principes énoncés dans l’Ancien et le Nouveau Testament, allégés de certains principes moraux appartenant au passé (comme le refus de l’avortement ou de la sexualité), et teintés de quelques notes de respect de l’environnement. Bien que la méthode de Cassandre soit peu orthodoxe, la finalité est plutôt positive :
“[Suite à la publication des principes d’éligibilité à Endless] le comportement des individus se mit à changer dans un vaste mouvement de fond, chacun espérant se conformer aux critères énoncés. La relation aux autres se teinte de bienveillance, le partage devint la règle. On vit [rapidement des] entreprises puissantes décider de se priver d’une partie significative de leur dividendes pour les reverser à leurs salariés, des programmes immobiliers qui visaient à submerger de béton des sites sublimes être abandonnés, un retour progressif et au respect. Le lien social ne tenait plus seulement par la menace de la répression mais par une préoccupation pour l’autre dont on n’avait jusqu’ici perdu le souvenir. […] Les hommes et les femmes semblaient découvrir que la liberté dont ils s’étaient revendiqués jusque-là, celle de piller la nature pour s’approprier toujours plus d’objets inanimés par un fétichisme dénué de sens, n’avait rien à voir avec la vraie liberté, celle que procurent la probité et le détachement.” (p. 196)
Bon, évidemment, si l’on met de côté le problème manifeste du pouvoir démesuré acquis par Cassandre avec son entreprise, qui fait de l’héroïne rien d’autre qu’une dictatrice capitaliste aux intentions louables, et que l’on met de côté les longs passages où Marc Dugain semble parler directement à travers elle, j’ai apprécié les critiques formulées par le roman du monde actuel. Parmi celles-ci :
Evidemment, d’aucuns y verront aussi une fable inquiétante sur un monde vidé de son humanité, dans lequel la technologie nous asservit à l’extrême, sans pour autant voir le côté non-obscur de cette force de changement. A commencer par l’auteur lui-même :
De mon côté, je préfère y avoir lu une fable sur le numérique tel qu’il pourrait être après-demain, sachant qu’il ne le sera jamais vraiment, puisque nous aurons la force d’inventer un monde différent, par nos choix quotidiens et nos grands projets.
Ou alors, on pourrait dire que le monde – disons de 2100 – que projette Marc Dugain est assez enviable dans le fond (la prévalence de la solidarité, la protection de notre planète, l’intérêt fondamental des arts et de la créativité…) mais que nous trouverons une autre manière d’y arriver, sans transhumanisme ni hold-up capitaliste.
Dommage, en tout cas et selon moi, que la richesse de l’intrigue se subordonne autant à la critique sociale. Je pense que les deux auraient mérité de coexister beaucoup plus.