Alors que je tuais le temps entre deux rendez-vous à Paris dernièrement, je n’ai pas pu m’empêcher à entrer dans la librairie Vrin, qui rassemble une quantité impressionnante de livres sur divers sujets philosophiques. Dans le rayon dédié à l’art et à l’esthétique, je suis tombé sur la Petite philosophie du design du philosophe tchèque Vilém Flusser et je n’ai pas pu m’empêcher de l’emmener. Celui qui a aussi écrit Pour une philosophie de la photographie en 1983 défend la thèse que notre avenir sera affaire de design.
Né à Prague en 1920, l’auteur émigre de son pays natal en 1940 et s’établit à Sao Paolo, où il enseigne notamment la philosophie des sciences puis devient, en 1963, professeur de philosophie de la communication et des médias (à ce sujet, je vous conseille également le livre de Dominique Wolton). Il a passé la fin de sa vie entre la France et l’Allemagne (le texte de l’essai a été traduit de l’allemand) et décède dans un accident de voiture alors qu’il se rendait à une conférence à Prague en 1991. Ses textes sont courts et très simples à lire, comme ce livre qui comprend seulement 85 pages de texte. Mais quel régal.
Après un bref rappel étymologique des origines du mot design (signum, le signe), l’auteur entame sa réflexion en affirmant que le mot design a “investi la brèche et a jeté un pont” entre le domaine de la science et celui de l’art, deux domaines qui ont été radicalement opposés par la bourgeoisie moderne. A la fin de son essai, Flusser affirme aussi que cette distinction avait autrefois un sens, mais que ce n’est plus le cas aujourd’hui : les formes sont aujourd’hui des “modèles”, et non plus des “découvertes” (formes vraies) ou des “fictions” (formes fausses) comme à l’époque de la révolution industrielle. Nous vivons dans une économie de la connaissance, et les formes -ou l’apparence de la matière- ont un contenu informationnel qui guide l’utilisation.
Comme l’a aussi abordé Christian Guellerin lors d’un cours donné à l’ESSCA récemment, Flusser se demande si l’industrie de design renferme une éthique, et cette question se trouve être particulièrement pertinente aujourd’hui. Les conflits comme WWII ou la guerre en Irak (celle de 90-91) lui permettent de poser quelques questions : qui du “complexe post-industriel pilote/hélicoptère” est responsable de la mort de civils ayant péri dans le raid aérien ? Les ingénieurs ? Les designers ? Le pilote ? On peut aussi se demander dans quel sens va la relation d’influence dans l’interaction homme/machine… Bref, le fait même de poser ce type de questions “nous permet pourtant d’espérer“.
“Les gens devraient enfin apprendre à calculer”
On peut terminer ce petit billet par l’apologie de la science faite par M. Flusser et qui m’a presque fait regretter de n’avoir que fait le minimum en cours de physique et de mathématique : je ne peux donc pas “partager l’expérience de la beauté et de la profondeur philosophique de quelques équations particulièrement remarquables (par exemple celles d’Einstein)“. En même temps, la magie du numérique nous permet maintenant de transcoder les nombres en couleurs, de les voir, de les entendre : ils sont perceptibles par les sens. Me viennent alors à l’esprit deux exemples de ce type de démarche de design “mathématique” : l’art fractal et l’entreprise Nervous System, fondée par deux étudiants d’Harvard et du MIT.
Je ne peux m’empêcher de cite un dernier extrait, particulièrement adapté à la société actuelle à mon sens : “Exactement comme l’homme primitif qui intervenait dans la nature directement grâce à ses mains et donc fabriquait partout et tout le temps, les fonctionnaires de l’avenir, munis d’appareils petits, minuscules ou même invisibles, seront partout et toujours des fabricants“.
Salut.
Plusieurs semaines déjà que je furète sur ton blog. C’est propre, bien rédigé, il y a du fond. Deux langues étrangères sont maîtrisées. Une parfaite copie d’étudiant de l’ESSCA, en somme.
Passons cette pique du Gadz’Arts qui fit un passage il y a quelques décennies de l’autre côté de la Maine.
Je serai bref. Je me sens bien plus proche d’un Pierre-Noël GIRAUD que des mentors qui tapissent tes pages électroniques. Et j’ai la faiblesse d’attribuer ton enthousiasme à la lecture de MINC… à ta jeunesse…
Mais ce dernier commentaire laissé à l’envoi de ton billet sur FLUSSER, ainsi que ton amour de la petite reine, que je partage, m’inclinent à penser qu’au fond, tu es un matérialiste. Au sens philosophique, j’entends.
Tout espoir n’est donc pas perdu pour ce qui te concerne.
Persiste et dure !
Merci Pépin, c’est intéressant d’avoir ton retour et ton avis (et c’est pas grave si cela vient d’un Gadz’Art 😉 )
Tu as éveillé ma curiosité : y a-t-il un bouquin de Giraud (que je ne connaît pas, d’ailleurs) que tu me conseillerais particulièrement ?
A mon humble avis de mécanicien sédentaire, je pense que “La mondialisation. Émergences et Fragmentations” (éditions Sciences Humaines) est la plus synthétique et la plus abordable des contributions du Monsieur.
Bonne lecture !