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Lundi 14 Octobre à 22h25 et ce dimanche vers 17h, Canal+ a diffusé un Spécial Investigation sur “Travailler Plus Pour Gagner… Rien”. Un reportage très intéressant qui souligne des phénomènes de société comme le travail précaire dans les compagnies low-cost, l’abus dans l’embauche de stagiaires, le travail mal rémunéré à Disney World et… la participation de créatifs au crowdsourcing. Pour traiter ce sujet, le réalisateur Pierre-Emmanuel Luneau Daurignac présente la société eYeka (dont je suis salarié), un membre de la communauté (Julien Beuvry) et un client (Philippe Claverol, Head of DS Line chez Citroën). Malgré l’angle éditorial très orienté, le sujet est plutôt bien traité. Néanmoins, le reportage comporte quelques erreurs qu’il convient de rectifier.
Comme on peut le voir dans la partie du Spécial Investigation traitant des concours en ligne, le crowdsourcing est présenté comme une mécanique injuste car tous les participants ne sont pas récompensés. En effet, un concours, défini comme un “examen où ne sont admis qu’un nombre limité et déterminé à l’avance de candidats, qui, après classement, obtiennent une place, un prix, un titre” (Larousse) est par définition une mécanique sélective, et donc potentiellement frustrante. C’est compréhensible (et encore!) que le crowdsourcing soit présenté comme une mécanique incertaine voire injuste dans ce reportage.
Voici quelques réactions repérées sur Twitter après les deux diffusions du Spécial Investigation:
Mais ces avis n’ont pas émergé après la diffusion, cela fait longtemps que certains créatifs critiquent le crowdsourcing (voir ici, ici ou ici). C’est compréhensible, dans le sens où le mécanisme de concours créatif demande à des personnes (et parfois, des agences) de soumettre des travaux finis sans certitude d’être rémunéré (argent) ou récompensé (exposition, feedback…) pour leurs efforts. Il est donc vrai que, par définition, le crowdsourcing lorsqu’il est utilisé dans une logique sélective, est déséquilibré.
Il est aussi possible que ce type d’innovation soit néfaste à certains acteurs traditionnels, comme des studios de production ou des agences de design. C’est ce qu’affirme l’agence Neutrinos dans son billet “Le crowdsourcing m’a tueR” relayé sur M6 début mai :
(L’extrait du reportage du 1245 de Md6, diffusé le vendredi 3 Mai 2013, visible de 00:00 à 02:40)
Néanmoins, comme le montre le témoignage d’Olivier Boulanger (Boulanol) ci-dessus, il convient de ne pas résonner uniquement en termes de probabilité de gain. Je sais que c’est facile à dire, mais c’est une réalité. Pour parler à de nombreux créatifs dans le cadre de mon travail de thèse, l’appât du gain n’est pas l’unique motivation de participation des créatifs qui envoient leurs contributions à eYeka et à des plateformes similaires.
Pour en parler, qui de mieux que Julien Beuvry (JMGProduction80), mis en avant dans le Spécial Investigation, justement. Je l’ai interviewé dans le cadre de mon travail de thèse, quelques semaines avant que nous ayons connaissance du projet de reportage de Keep In News pour Canal+. J’ai repris contact avec lui, et voici ce qu’il m’a dit (extraits).
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Salut Julien, peux-tu te présenter brièvement?
Je m’appelle Julien Beuvry, je viens d’Amiens à la base, je suis issu d’une formation en expertise comptabilité. J’ai eu ma licence et je me suis aperçu que l’expertise n’était pas forcement fait pour moi. C’était soit le cinéma, soit la publicité. J’ai passé un concours dans une école de pub qui est Sup de Pub. J’y ai décroché mon master l’année dernière. Actuellement je suis à la recherche d’un emploi en tant que créatif sur Paris.
Quand et comment as-tu commencé à participer à des concours?
Au tout début, j’ai simplement tapé « concours vidéo » sur Google, et le brief qui est apparu en premier était c’est celui de la MACIF, pour la sécurité routière. Je venais de lire mon tout premier brief, ça m’a plu et je me suis dit « ça va être cool ». J’y ai donc participé avec ma petite caméra. J’ai perdu. Depuis, j’ai participé à plusieurs concours, dont le concours Cold Stone que j’ai gagné. Ce concours était très intéressant et le brief était sympathique et libre.
Pour toi c’est une continuité de ton travail ?
Non c’est un hobby. C’est aussi le plaisir de filmer, de gérer tout de A à Z et de passer un bon moment avec ses amis.
Que penses-tu du nombre croissant de concours organisé par les entreprises ?
C’est la question que m’a posé Canal+ aussi… plein de fois d’ailleurs. Quand Canal + m’a interviewé, ils m’ont demandé si ça ne pouvait pas nuire à l’industrie de la publicité.
Je pense que non, pas du tout et ce n’est pas comparable, je dirais même que ces concours peuvent être un outil pour les agences dans certains cas. On peut avoir une ou deuxs idées qui répondent au brief proposé, mais cela reste du ONE SHOT réalisé avec les moyens du bord. Les agences se basent sur l’histoire de la marque (son ADN) et établissent une stratégie, un fil rouge à suivre en terme de communication.
Et ça permet aussi de faire parler de la marque. Par exemple si moi je fais un concours, je vais dire que je fais un concours pour tel produit, pour telle marque avec mes amis, et puis une fois que j’aurai réalisé la vidéo, nous allons partager la vidéo et on pourra voir que la marque nous a “donné la parole”. Je n’ai pas un concours particulier en tête pour te donner un exemple, mais lorsque je participe, c’est que le brief m’intéresse. Que je gagne ou que je perde, souvent je garde un bon souvenir du tournage et de sa préparation.
C’est vrai qu’il a de plus en plus de monde qui participe aux concours, la concurrence est rude car amateurs, semi-pros et pros se mélangent
Pour moi les concours restent avant toute chose un passe temps et je ne participe pas à ces concours pour me faire remarquer comme on a pu l’entendre dans le reportage. C’est un jeu pour moi. A noter que se sont aussi ces concours qui m’ont permis de financer mon école et m’ont évité de passer par la case crédit.
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Ces extraits montrent que tous les participants n’ont pas un avis négatif sur le sujet (retrouvez quelques autres témoignages ici, et des interviews de plus de 300 autres ici). Julien n’a malheureusement pas gagné le concours Comfort pour lequel il tourné dans le reportage, mais il n’a pas d’avis négatif pour autant, bien qu’il soit déçu de ne pas avoir gagné. En fait, ce que le reportage oublie de souligner, c’est que l’incertitude fait partie du travail créateur.
L’activité créatrice est de part en part fécondée par l’incertitude (Pierre-Michel Menger)
Encore une fois, ça peut être vu comme facile d’affirmer ça. Ce n’est pas parce que “le travail n’est gratifiant pour l’artiste que si son déroulement demeure surprenant” et que “les marchés gèrent par la surproduction la recherche de l’originalité profitable” comme l’affirme Menger, qu’il faut accepter tous les abus. Mais je pense qu’il aurait été juste de souligner que le bénévolat et le travail spéculatif est tout de même très courant dans les industries créatives.
Quelles sont les erreurs dont je parle dans le titre du billet? Certaines sont anecdotiques, mais d’autres sont plus substantielles :
- Au début du reportage (00:32), il y a une capture d’écran de Cambrian House. Ce site de crowdsourcing, un des pionniers, est “mort” depuis des années et s’est transformé en Chaordix.
- En présentant Julien, les reporters affirment qu’il a mis 10 jours à créer son spot pour Comfort (01:19). Cela n’est pas vrai, il y a consacré 2 jours.
- Julien n’a pas gagné un seul prix sur eYeka en plusieurs dizaines de participations, comme c’est affirmé dans le reportage (09:08) mais 12 au moment du reportage. D’ailleurs, la page créateur que l’on voit à l’image le montre bien (09:15 et 09:31).
C’est tout de même important à souligner pour compléter ce qui est dit dans le reportage. Lorsque Spécial Investigation parle de 10 jours de travail, et qu’ils présentent Julien Beuvry comme un chômeur qui ne cherche qu’à se faire remarquer, ça ne reflète pas la réalité. Mais malgré ces petites erreurs (ci-dessus), il faut dire que le sujet est bien traité : le reportage décrit le crowdsourcing, présente un créatif, et donne la parole à un représentant d’entreprise – rien à dire. Le seul point à discuter, c’est l’angle éditorial, plutôt orienté depuis le début (“Travailler Plus Pour Gagner… Rien“). Mais comme le remarque Télérama…
En mettant en parallèle des situations incomparables, Spécial investigation crée l’amalgame contestable entre pratiques sociales scandaleuses et expériences participatives. — Emmanuelle Skyvington (Télérama)
Bonjour merci por le partage. Je suis brésilien, étudiant de administration et je suis en train de faire mon travail de cours en parlant du crowdsourcing et innovation. Dans mon avis, les mótivations des personnes que se rejoindrent a les concours sont les plus differents, peut être de l’argent, être reconnus ou simplement la satisfation de faire parti d’un grand movement. If faut reconaître la diversité de peuple e la profiter pour obtenir des bons résultats.
C’est scandaleux d’orienter les reportages comme ça. Après tout personne ne force les créatifs à participer aux projets!
Mais M6 n’est pas vraiment connu pour son objectivité dans les reportages… (voire la diffusion de celui sur le Hellfest, assez scandaleux aussi).
PS: C’est toi qu’on voit au fond à droite à 1min40? 😀
Oui, aussi 🙂
très interessant article qui remet les choses à plat. Merci pour toutes ces précisions.
Merci Yannig pour ces rectifications !
Le reportage sur Ryanair est ici plutôt juste mais comporte également quelques mensonges plutôt grossiers…
(C’est moi le seul élève Français en caméra cachée dans le doc)
Thibault (ou Hector) qu’est-ce qui est faux dans le documentaire sur Ryanair? J’y pense à chaque fois que je prends un avion low-cost maintenant aussi 😉